Articles parus Revue 3ème Millénaire

Article paru dans la revue 3ème millénaire, numéro 114, " Pouvons-nous changer ?"

Nous pouvons faire la louange ici même, et ce n’est d’aucunmal, d’une vie parfaite, au sens de terminée, déjà faite, complète, achevée, battante dans le cœur de tout être, et résonnant dans son propre cœur. Nous pourrions faire l’éloge de nos absences définitives et déjà abouties, de notre ressemblance indifférenciée d’avec un absolu à jamais libre de tous savoirs. Et c’est ainsi fait. Mais au lieu même de la question du changement, de soi-même et du monde, règne l’incertitude, l’incomplétude, la soif, et une droite lancée dans l’espace afin d’en examiner sa nature, son ampleur, et son possible mouvement. A l’autre bout des cordes lancées dans les mers et les airs, des êtres, des hommes et des femmes, multiples voyageurs du temps et de l’espace.

La présence vivante qui ne se localise pas, ne connaît pas de monde ; En dehors de tous concepts, elle est l’instantanée, pure vibration de vie.

Et que serait une paix qui ne soit pas vécue de toutes ces mains, une paix qui ne se vive qu’ici ou là au travers de cette existence mal définie, mouvante, temporelle, variable ?

Aussi, je me pencherais sur l’acte de paix, car c’est lui qui, tel une première allumette, allume tous les grands feux, remonte les cordes et saisit ainsi la main qui les tient. Quel est cet acte?

Il est de n’importe quel combustible qui puisse s’élever depuis le cœur, et non depuis le mental bien-pensant, il est le geste désintéressé, celui que l’ego n’habite pas et dont il n’attend pas sa propre nourriture. Ce geste, et il est devenu capital, urgent, nécessaire, pour résister à l’hypnose de l’indifférence, de la banalité et de l’anonymat, il est tout d’abord de sourire ; Parce-que lorsque vous souriez, vous fendez votre visage d’une ouverture comme un ciel, et celui de l’autre peut entrer dans la chaleur de votre foyer. Il est rire, parce-que vos muscles se détendent au point tel que votre esprit ne parvient plus à se tendre vers le moindre projet qui n’habite cet instant vivant. Le geste de paix, il est de se réjouir, parce que vous réjouissant, vous préchauffez l’espace de tous. Il est d’accepter parfois d’être simple, de n’avoir rien dit d’incroyable, rien fait d’honorable, rien qui ne suscite l’admiration, pour laisser le miracle se produire devant vous et non pour vous. C’est à coups de tendresse que l’univers s’attendrit, c’est par le courage d’être touché par l’effroi, la peur, la honte et l’horreur sans nous les approprier, que les glaces fondent. Que le printemps de la vie se prononce, et qu’elle coule dans nos veines comme une sève neuve et verdoyante, au cœur même de l’hiver. Ce n’est pas seulement par la désidentification à la sensibilité émotionnelle que la conscience se révèle, c’est par la traversée des courants, avec toute notre fierté, notre dignité, notre immense maladresse, que nous nous mouillons et nous laissons noyer par l’impuissance, l’inconsistance d’un centre perçu et nommé « moi » ; Car elle ouvre cette impuissance, elle ouvre toutes les portes, si furieuse qu’elle est ! La cage est défoncée par la fougue de l’amour et votre liberté ne vous importe alors que pour ce qu’elle peut provoquer celle des autres ! Nous ne sommes pas tous nés à cette existence pour être Jésus, Bouddha, Mahomet, et d’aucun ne le sont pour devenir des images d’eux-mêmes, fantômes de vie déambulant dans nos nuances.

Alors c’est le paquet qu’il faut miser, risquer, celui d’agir pour l’inutile, l’éphémère, ce qui ne laissera pas de trace, qui ne nourrira pas le tigre. Déplacer un escargot du milieu du trottoir vers son bord, honorer naïvement et amoureusement, par tout notre silence, le soleil de s’être levé, bénir ce moment où vous trouvez un mot d’amour sur la table, et en laisser un aussi. Rendre et ne pas garder, tenir. Donner de son temps, passer son tour, esquisser un pas de danse en revenant des courses, et souffrir s’il le faut, avec celui qui veut vous convaincre que pour lui, la vie est cruelle. C’est ici que le changement commence, dans le regard vide de vous et plein de votre écoute, dans l’absence de jugement au moins une seule fois, face aux informations terrifiantes qui nous parviennent.

L’acte de paix est contagieux, et sert deux fois. Pour ce qu’il donne, et pour ce qu’il empêche. Car n’agissant pas, il laisse l’ombre du doute nous envahir ; Le doute pour la réalité de l’amour qui nous réveille chaque matin à une quête peut-être perdue- peut-être pas- vers des idéaux particuliers et personnels, mais tous trempés de ce même modèle, de cette même référence, cet amour enfoui et oublié. Qu’il ressurgisse alors ! Même un peu, ce n’est pas rien ! Qu’il naisse, qu’il germe, qu’il soit arrosé, qu’il soit la souvenance de nous-mêmes.

Je ne sais pas si je peux changer. Le voudrions-nous vraiment ? Voudrions-nous continuer encore et encore, à nourrir cette fascination de soi, vouée à se perdre dans les affres du temps…

Je ne sais pas si le monde changera. Mais en attendant que la question nous quitte, brillons ! Rayonnons de toutes nos forces, comme l’ultime rempart à la nuit de l’indifférence qui nous guette. Si le rayon touche quelqu’un, quelque-chose, alors le voilà tout justifié. Tel un levain, il fait gonfler le pain. Et s’il ne touche que vous, c’est tout de même par vous qu’il éclairera le monde, qu’il grandira. Nous aimons tant jouer, jouons les lumières, qui demeurent toujours plus proches du soleil que la pierre qui s’absorbe sous terre ; Nous savons le faire et nous réveillons par là-même et presque par mégarde, le propre de l’homme. Par un expir, les poumons se relâchent, la cage desserre ses barreaux, quelque-chose passe…Mystère et silence. Nous pouvons nous assoir et rester tranquilles ici par le confort durement gagné et circonscrit à nous-mêmes. Mais nous pouvons nous lever, et prendre le risque de vivre, le risque de l’air, de l’espace et de rayonner de toutes nos forces.